Membre de la Conférence des OING du Conseil de l’Europe.

Conseil de l’Europe à Strasbourg Mercredi 27 juin 2018 – Prise de parole de Yamina Benguigui

DEBAT SUR L’IDENTITE CULTURELLE EUROPEENNE LORS DE LA SESSION PLENIERE DE LA COMMISSION EDUCATION -CULTURE DANS LE CADRE DE LA CONFERENCE PLENIERE DES ONG DU 25 AU 29 JUIN 2018

L’évolution de l’identité culturelle repose sur des peuples, des territoires et sur leur histoire. L’histoire de l’Europe est une succession ininterrompue de mouvements de populations, de migrations, d’émigrations, d’immigrations, une histoire en perpétuel mouvement, une histoire de populations déplacées, de populations replacées, de populations importées, de populations flottantes au fil des courants fluctuant de ses besoins pour se construire et se développer.

Aucun peuple européen ne peut dire qu’il ne s’est pas déplacé de gré ou de force sur les routes européennes des migrations : pour alimenter en main d’oeuvre la révolution industrielle, pour fuir ce que que les guerres détruisaient ou pour reconstruire ce que les conflits avaient détruit, des européens ont dû se déplacer, quitter leur pays, s’enraciner dans un autre, changer d’histoire et changer d’identité.

Je pense aux Italiens, aux Polonais, aux Espagnols, aux Portugais… qui sont allés travailler en France, en Allemagne, en Grande Bretagne, en Suisse… mais je pense aussi aux peuples des Balkans qui ont dû abandonner leur terre en ayant l’interdiction d’y retourner : exploités, écrasés, déportés, oubliés, nombreux sont les Européens qui ont fait partie de l’arrière-cour de l’Europe où ils ont connu les affres du déplacement, les affres de la soumission, les affres de l’exploitation, et parfois même les affres de l’humiliation.

Réduit à n’être que du matériel humain ou qu’un pion sur l’échiquier politique, l’homme européen a souvent été l’acteur d’une tragédie industrielle et politique dans laquelle il a perdu son identité sans qu’on lui permette vraiment d’en trouver une nouvelle.

L’individu se définit par rapport aux groupes de proximité qui structurent son quotidien. Il s’identifie ou se projette dans des représentations sociales qui lui servent de modèle, de référence, de miroir…. Parce que l’histoire des migrations en Europe est liée à l’histoire politique et économique, la quête d’identité de la composante européenne issue de ces migrations en Europe reposait sur la nécessité de connaître son histoire, de se retrouver, pour se trouver. Ces « communautés » issues des migrations ont été longtemps invisibles et c’était d’ailleurs les conditions de leur intégration : oubliez votre histoire pour entrer dans dans la nôtre… mais par la porte de derrière, sans bruit, sans odeur… sans couleur !

Or, à ne pas connaître son histoire, on se trompe d’histoire. Et l’histoire des migrations en Europe, c’est aussi l’histoire des conséquences de la colonisation et l’histoire d’immigrations de travail devenues immigrations de peuplement.
L’Europe a bougé, le monde a changé et la question de la mémoire est devenue centrale pour essayer de définir qui nous sommes aujourd’hui : les peuples et les histoires se sont mélangés sans que l’on donne à chacun la place et les moyens pour écrire et raconter qui il est et d’où il vient, ce qui est fondamental pour savoir où il va, où nous allons.

Ainsi au cœur de la genèse de l’identité culturelle européenne se trouve un processus de mémoire sélective qui a laissé peu de chance à l’émergence et à la reconnaissance de la place réelle des autres cultures et de leurs identités, leur rôle fondamental dans son propre développement. Car la fusion des mémoires et des histoires a eu lieu et elle a commencé dès que les Européens sont allés chercher sur les côtes atlantiques de l’Afrique les esclaves nécessaires aux colonies du nouveau monde qu’ils venaient de
conquérir et elle a continué lorsqu’elle est allée chercher une main d’œuvre bon marché de l’autre côté de la Méditerranée.

Si nous ne pouvons pas refaire l’histoire, nous pouvons néanmoins restaurer sa mémoire. Pour contrer celles et ceux qui réécrivent l’histoire pour la détourner au service de la haine et de la xénophobie, nous devons donc restaurer toutes les histoires qui fondent le socle d’une vision contemporaine, vivante et altruiste de l’identité culturelle européenne : l’histoire des individus,
l’histoire des communautés.

Afin d’écrire ensemble ces pages de l’histoire commune européenne, nous devons donc raconter ces histoires avec tous les moyens d’expression et de communication qui sont à notre disposition : les routes des migrations en Europe sont des routes de l’histoire, des routes de formation et d’informations qui traversent tout le continent.

J’ai raconté par le cinéma pendant de nombreuses années, l’histoire d’hommes et de femmes immigrés en France, d’immigrés maghrébins, mais aussi d’immigrés européens.

Quand je tourne « Mémoire d’immigrés », ce n’est ni pour créer un album de famille pour les immigrés, ni pour montrer aux Français combien les immigrants maghrébins sont comme des gens comme eux, gentils et respectables… des gens sans histoires…
Quand je tourne « Mémoire d’immigrés », je fais un film pour que l’héritage maghrébin et l’histoire de l’immigration soit intégrés dans la succession dont seront bénéficiaires tous les jeunes français.e.s quelles que soient leurs origines.

Quand je tourne « 9.3 la mémoire d’un territoire », je parle des hommes et des femmes venus des campagnes françaises, d’Europe du Sud, d’Europe de l’Est, du Maghreb et des départements d’outre-mer qui ont déposé leurs histoires les unes sur les autres comme des couches sédimentaires dans lesquelles se sont développés et succédés plusieurs enracinements en créant une identité multiple mais unique : cette identité douloureuse que créent le silence et l’oubli, les blessures qui font mal mais qu’il a fallu et qu’il faut taire.
Quand je tourne « 9.3 la mémoire d’un territoire », je fais un film pour redonner une identité et une histoire à celles et ceux dont le sang et la sueur ont irrigué le développement industriel de la France et de l’Europe, parqués dans des banlieues qui sont devenues des ghettos sans passé et sans avenir.

Si nous n’intégrons pas ces histoires à nos réflexions, alors nous ne serons pas au rendez-vous que nous a donné Robert Schuman.
Pour que “L’Europe, avant d’être une alliance militaire ou une entité économique » soit et reste comme il le souhaitait « une communauté culturelle dans le sens le plus élevé de ce terme.”, nous ne devons laisser aucune citoyenne, aucun citoyen européen se sentir exclu de cette communauté de culture et de son histoire séculaire.

C’est en convaincant les jeunes issus de l’immigration qu’ils ne font pas partie de cette communauté, que les islamistes arrivent à les radicaliser et que les nationalistes arrivent à renforcer leur sentiment d’exclusion : c’est un cercle infernal, fatal, de jeunes européens embrassant à leur tour des visions meurtrières et suicidaires, faute de se reconnaitre dans une identité culturelle
susceptible de créer un sentiment d’appartenance fort et indubitable, un sentiment de fierté.

Et c’est bien là que l’Europe, que faire Europe, peut tout changer : porter un tee-shirt sur lequel est écrit « Fier d’être Européen » ne signifie pas la même chose que porter un tee-shirt sur lequel est écrit « Fier d’être français » ou « Fier d’être italien »…
Nous sommes toutes des descendant.e.s de migrant.e.s et d’immigré.e.s et nos histoires sont notre histoire, nos identités sont notre identité. Pour exister pleinement l’identité culturelle européenne doit se fonder sur sa véritable
histoire.

Aujourd’hui, au moment où je vous parle, des enfants, des femmes et des hommes embarquent pour l’Europe avec l’espoir d’y vivre alors qu’ils risquent à tout instant de se noyer… Leur histoire et leurs visages ne seront pas solubles dans la Méditerranée !

Aujourd’hui naissent en Europe des projets de centres de tris des migrants sur le continent africain et sur son propre sol : la sinistre mémoire de la maison des esclaves de l’île de Gorée et des camps d’Argelès-sur-Mer et de
Gurs, est en train de s’effacer…

Aujourd’hui l’Europe peut se tromper d’histoire si elle oublie son histoire ou si elle a la mémoire sélective alors que c’est en son coeur, au coeur de son histoire qu’a surgi la nécessité fondamentale du devoir de mémoire.

Aujourd’hui, plus que jamais, la mémoire et la solidarité doivent être au coeur de nos réflexions sur l’identité culturelle européenne… « La loi de solidarité des peuples s’impose à la conscience contemporaine.
Nous nous sentons solidaires les uns des autres dans la préservation de la paix, dans la défense contre l'agression, dans la lutte contre la misère, dans le respect des traités, dans la sauvegarde de la justice et de la dignité
humaine. »

Ces mots sont de Robert Schuman, tâchons de ne pas les oublier.
Je vous remercie

Yamina Benguigui